La plaie béante d’une confession murmurée…
Certains morceaux ne sont pas seulement des chansons : ce sont des spectres hantant chaque note, des blessures ouvertes qui refusent de cicatriser. Nude as the News, sixième piste de What Would the Community Think (1996), est un exorcisme sonore, un cri murmuré qui serpente entre résignation et déflagration émotionnelle. Avec ce titre, Chan Marshall (alias Cat Power) explore les méandres d’un trauma personnel, tissant une trame musicale où le folk se fissure sous l’impact du grunge.
Entre l’intime et le politique, entre le poids du corps et celui des dogmes, Nude as the News est un morceau où la douleur se déploie par vagues, retenant son souffle avant de s’effondrer.
Un murmure électrique sous tension
Dès l’introduction, une guitare acide impose une tension lancinante, accompagnée par une basse ronde et insistante. La batterie, discrète mais essentielle, bâtit un équilibre instable, une marche hésitante entre retenue et explosion imminente.
Chan Marshall chante comme si elle se parlait à elle-même, d’abord en apesanteur, sa voix douce mais empreinte d’une lassitude presque spectrale. Le chant, détaché, semble vouloir cacher une douleur qui, peu à peu, transparaît. Mais lorsqu’arrive le refrain, la retenue vole en éclats :
“Jackson, Jesse, I’ve got a son in me”
Les guitares se cabrent, sa voix monte en intensité, comme un aveu qu’elle ne peut plus taire.
Le morceau repose sur une dynamique de tension et relâchement, une alternance entre des couplets où la voix effleure les mots et un refrain où elle se brise presque. Cette opposition n’est pas anodine : elle reflète la nature même du souvenir qu’elle évoque, une souffrance d’abord contenue avant d’éclater.
“I’ve got a son in me” : une douleur inscrite dans le corps
Le texte de Nude as the News est un labyrinthe de symboles, évocateur sans être littéral. Mais si les images semblent fragmentaires, leur signification est indéniablement personnelle.
À l’origine de cette chanson, un avortement subi par Chan Marshall à l’adolescence. Le morceau n’en fait pas un récit détaillé, mais il en capture toute la pesanteur. Ce n’est pas une simple confession, mais une confrontation avec une douleur qui refuse de s’effacer.
Les paroles sont teintées d’amertume et d’ironie, notamment avec la référence à Jesse Jackson, pasteur et figure politique américaine, connu pour son opposition à l’avortement. En associant ces noms à son propre corps, Chan Marshall semble déconstruire l’idée d’un contrôle extérieur sur son existence, entre révolte et résignation.
Le reste du texte oscille entre désillusion et fatalisme :
“My God, what a world you have made here”
Ici, pas de plainte ni de revendication explicite, juste une constatation brute, un monde où les choix s’imposent et où l’intimité se heurte à des forces bien plus grandes.
Les mots de Marshall flottent entre mémoire et abstraction, comme si elle tentait de rendre audible une blessure invisible.
Un folk-rock hanté par le grunge
Musicalement, Nude as the News est une pièce charnière dans la discographie de Cat Power. Là où son premier album (Dear Sir, 1995) se nourrissait d’un folk rock plus brut, What Would the Community Think amorce un virage plus profond vers une tension entre minimalisme et déchaînement sonore.
La structure du morceau rappelle les codes du grunge et du slowcore, à la croisée de Pixies (pour l’alternance tension/explosion) et Low (pour la lenteur hypnotique).
- Les guitares, d’abord sèches et précises, se gonflent de distorsion à mesure que l’émotion monte.
- La basse assure un rôle central, maintenant un groove pesant et cyclique, comme un battement de cœur irrégulier.
- La production, signée Steve Fisk, est volontairement crue et non-polie, capturant chaque souffle, chaque fragilité dans la voix de Chan Marshall.
Cette approche musicale accentue le paradoxe central du morceau : une confession ultra-personnelle, livrée de manière presque détachée, qui finit par se consumer dans un chaos maîtrisé.
Réception et héritage : une blessure qui ne guérit jamais
Nude as the News est sans doute l’un des premiers morceaux où Cat Power expose frontalement ses cicatrices. Avant Moon Pix (1998) et ses spectres nocturnes, avant The Greatest (2006) et sa mélancolie feutrée, ce morceau montre une Chan Marshall écartelée entre rage et vulnérabilité.
À sa sortie, What Would the Community Think n’a pas eu le retentissement immédiat qu’on lui reconnaît aujourd’hui, mais ce morceau est resté une référence pour beaucoup d’auditeurs, notamment pour son honnêteté brutale.
Si Nude as the News marque autant, c’est parce qu’il ne s’explique pas complètement. Il nous laisse avec une émotion brute, un écho de douleur qui ne cherche ni réponse ni résolution. C’est une cicatrice musicale, une confession impossible à oublier.